Echauffements essentiels avant le grand Icare

(scribouille brodée sur le thème « L’éternel et l’éphémère » et parue dans La Piscine n°3)

dsc_0470 (2)

Depuis un certain décembre, l’antépénultième exactement, j’habite un quatrième étage, en surplomb d’un lotissement bordant la voie ferrée. A ma fenêtre de salon, ouverte sur le monde, je peux voir au loin sans entraves. De la hauteur sur ma propre vie. Chaque instant cherche ou perd son souffle, sa balance, rejoue son verdict, tricote sa certitude, ravaude son espérance. L’azur en cinémascope, je veux me pencher sur les choses, saisir un leitmotiv, un point de fusion, au croisement des lignes de fuite, une convergence entre couleurs et sensations, lumières et sentiments, décors et pulsations, hasard et raison, signe et non-sens. Tout à saisir ici et maintenant, tout à deviner, tout pour se tromper dans les grandes lignes, et ça s’échappe, ne se laisse pas, non, ne se laisse pas faire et/ou retenir. Maintenant est à jamais, pourtant je l’éprouve. Le ciel raconte tout, à sa manière intense et muette, mais on ne peut le dire. Aveugles. L’écran des choses devant nos yeux comme une porte fermée. Le cœur d’une âme sensible est pareille à une main qui se glisse sous la trame, sous le tissu de nos sens, comme sous un drap, quand on fait son lit au carré, qu’on tâche d’effacer jusqu’aux moindres plis, de gommer les bosses, les reliefs trompeurs, de s’épargner les zones de turbulence, les bringuebalements de l’esprit en déconfiture, impuissant face à l’inanité de toute forme d’expression voulant dire ça, rien que ça.
A quelque distance, du linge sèche et se balance mollement à l’arrière d’une maison aux volets bleus, et, dans le jardin voisin, une femme prend l’air, décoiffée, marche en cercles imprécis, les mains dans les poches d’un blouson. Plus loin, une portion de rue entre deux maisons, où passent trois enfants à bicyclettes, je perçois même leur rire et le frottement des roues du skate-board d’un quatrième larron à la traîne, une voiture passe, rien qu’au bruit, en bas, dans ma rue, des gazouillis là-bas dans les branchages, un roucoulement de tourterelle au faîte d’un toit, et d’autres véhicules, au loin, sur la grande route, tandis qu’un pigeon dessine un long trait qui s’efface devant ma fenêtre, les ailes en cadence, il est déjà passé, sur le fil du vide, et le vent fait une petite musique dans les feuillages, entre deux battements de cœur. Un train passe sous mes fenêtres, claque et vrombit, s’éloigne. Un chien du voisinage aboie, trois fois à suivre, d’un ton rauque, et un autre cabot lui répond, insistant, tous deux se taisent. Je remue le sucre au fond de ma tasse de café, un coq prend la relève, l’arôme précieux grimpe en volutes à mes narines, avec ce message de déjà-vu, comme des mots olfactifs, palimpseste minimaliste de mes jours, de mes nuits, de ma vie qui finira, comme toute chose tend vers sa fin, tour à tour lumineuse et sombre, ou bien les deux à la fois, le temps de rien, rien que le temps d’être, de vivre ce battement, un clin d’œil et tout est dit, la poussière s’amasse depuis des lustres.
Des arbres, on en voit jusque tout là-bas, embouteillant la jointure du ciel et de la terre. Les formes denses, ramassées, d’un vert sombre, des cyprès aux profils d’orfèvreries, sont comme des ombres dentelées en surimpression sur le fond du paysage, rendu brumeux par l’humidité montant des marais salants. Je pense à elle, à ses grands yeux verts, je la reverrai peut-être, et les files indiennes des peupliers, élancés et souples sont comme des pinceaux, trempant tête en haut dans une épaisse gouache bleue, et qui s’agitent imperceptiblement sous la brise chaude de juillet. Au loin encore, dans l’air poudreux, de longues silhouettes d’oiseaux glissent en silence, mais mon regard ne peut porter au-delà, accompagner, suivre leur voyage. Quelques éoliennes, très au loin, comme suspendues, on ne connaît pas l’horizon. N’est-ce pas là-bas que le monde prend fin ? Après ça, plus rien que le vide intersidéral, le cosmos en expansion, le fracassement des astres, une immense soupe de matière noire et d’hydrogène, des soleils en pagaille et tellement d’autres mondes possibles, inhabitables, incréés, bousculés, erratiques. Avec tout ça, le cerveau s’y perd, la raison patauge, échoue à bien mesurer sa propre insignifiance, son absolue moindre importance, sa petitesse irrévocable, alors que tout nous habite si fort, nous anime et nous heurte si précisément, si durablement jusqu’à l’extinction.
Bref, pas mal tout de même ce quatrième étage, je termine mon café, cherche mes mots, des esquisses d’horizons, des possibles d’invention, des enchevêtrements d’impressions intraduisibles, me glisser, me faufiler dans les interstices, un cri d’enfant au loin, et le chant d’un autre coq, une moto prenant de la vitesse, puis de plus en plus de vitesse, tandis que je gonfle mon ventre très fort, d’une bonne inspiration. Avec toute cette lumière, tout ce bleu du dehors, qui s’engouffrent chez moi, je me sens comme ivre. Déjà, question de gravité, le soleil descend, trop rapidement à mon goût, en direction de ce qu’on nomme l’ouest, le tout dans un fantastique mouvement en trompe-l’œil, secrètement articulé à toute une machinerie de poches de gaz que l’imagination ne peut contenir, de trous noirs ne se reposant pas le dimanche, qui goberaient toute la création en moins de six jours, et d’un nombre x de constellations portées au rouge vif et à la puissance n.
C’est l’heure des martinets, qui passent en sifflant à ma fenêtre, fuselés, rapides, précis, des silhouettes d’avions de chasse, taillés pour le vol, vol éternel jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un martinet ne se pose jamais au sol, la taille de ses ailes l’empêcherait de redécoller, alors, quand le soir tombe, ils grimpent tous très haut en altitude et s’endorment, se laissant aller au gré des courants aériens. Ils sont revenus début avril, repartiront bientôt, bien avant l’hiver, mouvement migratoire imposant la promesse d’un retour. Cycles de vie, spirales ascendantes, un pas après l’autre, tandis que je rêve que je suis un oiseau du nom d’homme.

 

Mon truc

DSC_0415

M’asseoir avec l’intention de ça. Me visser le cul à la besogne, me bousculer et me pousser des ailes, chausser mes cumulo-nimbus, méditer et butiner, m’égarer en retrouvailles, chevaucher ma déferlante, ourdir mes lames de fond, me désenvaser l’écluse, me déclaquemurer le cortex. Galvanisée à l’extérieur, fondante à l’intérieur, ma patience en friction savoureuse tout contre la chair de la page blanche, encore inerte, mais palpitante de tous ses potentiels, une musique des astres à dépister sous le grain du papier. C’est un corps-à-corps en solo, un tête-à-cœur avec moi-même, there’s nobody penché par-dessus mon épaule, manquerait plus que ça, je suis solitude consentie dans ma tour d’ivoire sans escale, c’est l’école à mézigue, tout là-haut, très en auteur. Je m’apprivoise encore en repartant de zéro, arcbouté, corvéable à ma propre merci-l’ami, esclave consentant de ma quête insatiable et sereine, je tends vers, m’inspecte recto verso, m’ouvre les tiroirs de bas en haut, m’investigue le sensible, me prends d’envol à la tirade, assuré que rien ne vient sans rien, homme-enfant fiévreux de dire, le répit connais pas, la capitulation remise ad patres, je me recommence et me désensevelis, me triture l’inspiration, me scribouille les trouvailles, me sustente de leur pesant d’encre. Je me déplie, m’émarge les zones, m’astique la verve, m’abreuve l’horizon, me tabasse la reculade et m’enracine, je me trace la route, Jack, me concocte des chemins qui ne connaissent pas de raccourcis, me mitonne des paysages à double fond, m’aiguise le cynisme, le coupe-coupe qui taillade, faut que ça percute, tout est neuf à refaire, riche de lignes de fuite à en perdre haleine, de trajectoires à rebrousser, de sentiers jamais foulés en mon propre labyrinthe. Ne rien lâcher, pas d’un seul pouce. Je me tricote des pelotes d’Ariane, me dévide le cocon de soi, me tripote la muse, m’arpente de bout en bout, musarde en mes territoires, me secoue le séisme, me remue l’éclipse, me botte l’obstacle, me surveille les étincelles, il faut, il a fallu, il faudra, calibrer, équilibrer, poncer, lustrer les formes, gommer les aspérités, faire sens, passer à la trappe, reprendre, congédier mes épithètes, ruminer encore mon bloubiboulga, remâcher ma logorrhée, ravaler mes élans de peu, enluminer ici, assombrir là, et je me taille des brasiers sur mesure, me ratisse les amorces, me mets le feu aux poudres, des déploiements de perspectives, dépoussiérer chacun de mes recoins, que rien ne coince, que ça se libère, que ça fasse chanson à la surface. C’est un combat et c’est un abandon. Il faut se saisir d’une chose et en lâcher une autre. Quelque chose émergera, jaillira, j’y veille, me fredonne les tréfonds, me reviens par bribes, me volcanise, m’invente des chicanes, par sursaut d’âme, n’avance pas à cloche-cœur, me réincarne mot à mot, puis j’en biffe un, deux, trois, soleil, renvoie des phrases entières dans le néant, maniaco du précis, sans même sourciller, à peine une grimace de circonstances, l’orfèvrerie, ça me regarde. Je me sonde le cosmos en tous sens, ce n’est qu’un au revoir, adverbe, absolument des voyages au plus loin, des périples pendulaires, et l’univers des possibles me répond, parfois, des chuchotements en écho, des murmures à la crête des vagues, des mots pépites qui s’imposent, la voix de mon propre maître. J’ai le goût de l’exquis, du qui se donne dîne, je me laboure le lexique, ne me farfouille pas au rabais, ni ne me rationne, ne m’use pas la gomme des freins, chute libre sans parachute, me moissonne de fond en comble, c’est du tout schuss, il faut que ça sorte, le tri à plus tard. Je me rebondis, me décloisonne, me rassemble, me ramasserai à la pelle s’il le faut, pas à pas, un phonème après l’autre, à petits coups de burin dans le bloc de marbre. Je me capture au lasso pour me désentraver, m’accoucher, m’aventurer, me devenir, me reconnaître, je m’attrape le taureau par les cornes, me grimpe à cru, ne me déprend plus de la ruade, m’acoquine au rodéo, me tergiverse les méninges, je m’accueille ici, me repousse là, me renvoie cul par-dessus texte, fais collection de je peux mieux faire, rend des jugements sans emporte-pièce, tout est pesé avant d’être emballé, avec un joli petit ruban rouge et frisé, je renvoie mes formules à leurs chères études, mes envolées de plumitif à la corbeille, je me rature sans me carapater, ne laisserai rien au hasard, ni ne me détournerai, des trésors affleureront dans le mouvement ample, le consentement à toutes mes règles, discipline et dureté, joie et jubilation, couleur, rythme, sonorité, intention, la posture solide de mon défrichement, conserver le cap de mes méandres, l’idéal du déchiffrement de ma propre cause.

Comme d’habitude

Incrustés dans la pénombre, des bâtonnets rouge vif flottent au fond de la chambre, 05 : 59, disent-ils. Là-dedans, ça ronfle, ça sent le fauve, l’haleine de vieille bière éventée, la sueur aigre et le démaquillant bon marché. Rituel du petit matin, le réveil sonne sans préavis, puis le sommier grince et, sous les couvertures, ça remue, ça râle et ça flatule, rhô, merde, Albert n’aurait rien contre un peu de rabiot, il se retourne, se racle la gorge en quête d’une bonne glaire, grogne et suinte, tout moite des mauvais rêves de la nuit. Vie de chien, soupire-t-il, lâchant d’autres pets tout en secouant rudement sa femme, c’est tous les jours la même rengaine, lève-toi fissa, Martine, jette-t-il ensuite par-dessus son épaule, en s’asseyant au bord du lit, mon p’tit dèje va pas se préparer tout seul, que je sache, et il l’entend, dans son dos, qui se rassemble, il l’écoute s’agiter mollement. Elle grommelle à peine, Martine, soupire juste ce qu’il faut afin qu’il ne le prenne pas personnellement. Elle sait par expérience qu’il ne faut pas le faire chier au réveil, pas plus qu’à aucun autre moment de la journée, d’ailleurs, cependant Albert est beau joueur, il devine qu’elle n’a pas envie de s’en prendre une au saut du lit et il lui laisse trois secondes, pas une de plus, pour jaillir de sous les couvertures, enfiler ses pantoufles et traverser la chambre sans un mot, direction la cuisine, avant qu’il ne se soit levé à son tour.

En épouse modèle, elle le laisse toujours aller aux toilettes avant elle, même si elle est la première à passer devant sur le chemin de la cuisine. C’est tout de même le minimum, elle aura bien assez de toute sa journée pour aller pisser dès qu’elle le souhaite pendant qu’il s’usera la santé au boulot pour lui payer des vacances au Bahamas, non mais je te demande un peu, pense-t-il tout haut, la porte des gogues laissée grand ouverte sur le couloir, caisse de résonance parfaite pour le jet d’urine vigoureux frappant au centre de la cible. Il laisse aussi échapper de fameuses exclamations gutturales afin de démontrer à Martine que bon sang de bois ça fait du bien quand même.

De retour dans la chambre, il entrouvre les doubles rideaux et se poste derrière la fenêtre, ne jetant qu’un bref coup d’œil en hauteur vers le pan de ciel bleuissant qui se découpe entre les sommets des immeubles du pâté de maisons. Il fera beau, aujourd’hui, mais ce n’est pas la météo qui l’intéresse. Son regard se porte aussitôt sur la fenêtre d’une chambre, à l’étage inférieur de l’immeuble voisin. Lumière orange tamisée, silhouette d’une jeune femme à moitié nue vaquant à son propre rituel matinal, allant et venant dans la chambre à mesure qu’elle s’habille. Comme chaque matin depuis des semaines, depuis qu’il l’a surprise pour la première fois, Albert ne se détourne pas. La main droite glissée sous l’élastique de son pantalon de pyjama, il s’astique sans vergogne avant de filer sous la douche.

Ce matin, les œufs à la coque sont prétendument trop cuits, les tranches de lard pas assez croustillantes, les toasts à la limite du cramoisi, et ton café, Martine, est vraiment dégueulasse, comment veux-tu que je boive un truc pareil ? De l’autre côté de la table, elle baisse les yeux, hausse subrepticement les épaules, rien à dire pour sa défense. Une fois, ça fait un bail, elle a osé répondre qu’elle n’aimait pas le café, alors de là à faire la différence entre un bon et un mauvais. Un silence de marbre avait suivi, du genre dont sont faites les pierres tombales. Le coup était parti tout seul, le bras tendu au-dessus de la table, aller-retour de la main droite, paume largement ouverte, chevalière en or à l’index. La tête de Martine avait fait droite gauche et le reste du corps avait suivi en travers du sol. Après ça, Martine avait bouffé de la compote pendant un mois.

C’est vrai, pense-t-il, en la fusillant du regard, une bonne paire de calottes lui remettrait les idées bien en place, allez, ose donc me dire que ce café est excellent et je t’en colle une, mais ça va être encore tout un drame et il n’a pas de temps à perdre aujourd’hui, le planning de la journée est très chargé. Façon tout de même de maintenir un certain suspens, de la laisser mariner dans son jus d’effroi et d’incertitude, dansera, dansera pas, il la dévisage longuement, avec hostilité, tout en sirotant bruyamment, grimaces de dégoût à l’appui, le jus de chaussette qu’elle lui a préparé, preuve s’il en fallait qu’il n’est pas un si mauvais bougre, au fond.

Après ça, la journée file à toute vitesse. Avant de prendre la route, il passe tout de même boire un café crème chez Armelle, le bar à l’angle de la place, au bas de son immeuble. Il serre des mains, envoie des tapes dans le dos au sein de la mêlée des habitués. Tout le monde le connaît dans le quartier, c’est à lui qu’on fait appel en cas de dégâts des eaux, il a changé les siphons des uns, débouché les chiottes des autres et, il a peut-être l’air ridicule à quatre pattes sous un évier, avec son pantalon mal ajusté et le haut de son énorme cul offert aux regards, on lui sait gré de son professionnalisme. Il ne viendrait à l’idée de personne de battre en brèche le slogan qui flanque sa camionnette : « Plomberie Sauvage, c’est le bon tuyau ».

La matinée à poser une baignoire dans une maison d’un lotissement de Montreuil. Début d’après-midi à Saint-Ouen, pour un débordement de fausse septique, une veuve qui parle à tort et à travers et veut absolument comprendre, c’est quoi exactement cette odeur épouvantable, et Albert de lui répondre, d’un air blasé, que c’est de la merde, madame. Après deux autres interventions, il est déjà dix-sept heures. A la demie, il s’enfile une bière dans une brasserie de la place Blanche, puis Gisèle en levrette, à moins dix, une péripatéticienne de ses connaissances, dans un hôtel de passe de la rue Saint-Denis, Suzanne, trottoir d’en face, n’étant pas disponible, et enfin deux kilomètres de ralentissement sur le périphérique est, à dix-huit vingt-quatre. Trois quarts d’heure plus tard, il trouve une place de stationnement non loin de chez lui. Il a pour habitude d’un petit crochet Chez Armelle, deux ou trois verres avec les copains de zinc avant de rentrer cogner sur bobonne parce que les légumes sont trop cuits.

Pour rejoindre le bistrot, il passe sous les platanes en bordure du fleuve, avisant rapidement une joggeuse très à son goût, qui vient dans sa direction, châssis de déesse monté sur des jambes de gazelle, le tout moulé de bas en haut dans une combinaison en lycra rose. Albert la détaille sans détour de la tête aux pieds et, comme elle passe à sa hauteur, laisse échapper un sifflement grossier, avant de se fendre d’une réplique tirée de son répertoire d’usage, putain, y’a du monde au balcon. Il n’oublie certes pas de se dévisser le cou et de reluquer sans gêne la chute de reins de la joggeuse, qui finit tout de même par lui adresser un vigoureux fist-fucking de la main gauche. Si au moins tu t’habillais pas comme une pute, la harangue-t-il tandis qu’elle s’éloigne, quelle petite salope, on croit rêver.

A cette heure, il y a du mouvement par ici, des gens du quartier qui vont et viennent, rentrent du boulot, promènent leur chien. En traversant le boulevard, Albert adresse un signe de la main à Bichon, en train de fermer le volet du salon de coiffure, de l’autre côté de la place, mais Bichon semble ne pas l’avoir vu. Il croise ensuite madame Duchemin, une vieille cliente, qui se détourne avec mépris, siffle entre ses dents, espèce de sale pervers. Bah, crache-t-il, quelle mouche l’a piquée, la vieille rombière, mais la question lui reste en travers de la gorge et il se pétrifie sur place, à trente mètres du bistrot, nettement conscient à présent que l’attention générale s’est portée sur lui, tous les regards braqués dans sa direction, y compris depuis l’intérieur du bar, où toute la clientèle s’est amassée derrière la baie vitrée, mais j’ai rien fait, moi, souffle-t-il, cloué sur place, heurté de plein fouet par le mépris et l’hostilité dont il se sent l’objet, fauché dans l’exercice de sa vie d’homme honnête, puis frappé à l’épaule par une première tomate envoyée depuis une des nombreuses fenêtres qui se sont ouvertes, ici et là, un peu à tous les étages. Très vite, les insultes pleuvent de tout côté, rebondissent entre les immeubles, gros dégueulasse, putain de pervers. Tout dégoulinant de sueurs froides, il fait un pas de côté, à ça de la vérité, mais déjà brisé net, d’autres légumes pleuvant sur lui, lorsque, enfin, ses yeux se posent sur le lampadaire le plus proche, où a été scotchée une affichette, format A4 (tirée à 500 exemplaires). A voir la photo plein cadre, prise en contre-plongée, d’un homme torse nu, debout derrière une porte fenêtre et tenant à pleine main son pénis en érection, on doute que quiconque ait perdu son chat ou son portefeuille. Pour les plus curieux, suffit d’une connexion Internet, tapez le lien : @lebontuyau.

 

Et le diable se laissa tenter

La place était déserte, aveuglante sous le soleil au zénith, léthargique avec ses façades blanches aux volets clos, pareils à des paupières cousues aux fenêtres. Ça non, vraiment pas une silhouette en vue, même pas celle d’un chat noir longeant les murs en quête d’ombre, et des mirages de chaleur flottaient dans l’air épais, aussi brûlant qu’au voisinage d’une forge à ciel ouvert. Surmontée d’une épaisse colonne de fumée s’élevant du capot, une Golf noire apparut soudain, à l’angle de la place, et vint s’immobiliser devant la boulangerie, fermée à cette heure.

« Pas ça, en plus ! » s’exclama le conducteur, Pedro Martinez, la trentaine tout en cuir, avec une méchante petite bouche sans lèvres et un pif décloisonné d’habitué des salles de boxe. Désolé, Luis, mais va falloir dégoter une autre caisse, dit-il en regardant par-dessus son épaule. Luis !? Oh, non, mec ! »

Les yeux ouverts, d’une fixité sans défaut, Luis gisait en travers de la banquette arrière, vidé de son sang. Ça n’était même plus une tâche rouge au bas de sa chemise blanche, mais une vaste auréole écarlate, en forme de continent inconnu, collée à même la peau du ventre et du torse.

« Putain de vigile avec son fusil à canon scié ! s’écria Pedro en bourrant son volant de coups de poing. Mister Calimero nous avait pourtant affirmé que le type n’était jamais armé ! »

Il vérifia le chargeur de son arme et la glissa dans son holster sous sa veste en cuir, avec un sourire qui n’avait rien d’énigmatique pour qui le connaissait : Pedro abattrait sans sourciller le premier imbécile qui se mettrait en travers de son chemin. Descendu de la Golf, il jeta un regard panoramique sur la petite place muette. Rien ne bougeait et le silence avait même quelque chose d’insistant. Il ouvrit le coffre, y dénicha une couverture qu’il étendit par-dessus le cadavre de Luis.

« C’est mort ici, dit-il, mais il pourrait passer quelqu’un. Navré pour toi que ça se finisse comme ça. J’ai besoin d’un verre, je vais aller boire un coup à ta santé ! »

 

Pas âme qui vive dans le bistrot ouvert, au coin de la place, mais des verres à moitié pleins traînaient encore, sur certaines tables, et une cigarette se consumait toute seule dans un cendrier, au milieu du comptoir. Pedro rejoignit une porte entrebâillée sur la partie privée de l’établissement et perçut une faible rumeur, une suite de mots étouffés par les cloisons. Un échange de coups de feu, suivi du bruit particulier d’une voiture démarrant sur les chapeaux de roue. Rien qu’une télévision. Du bout de sa chaussure, il poussa la porte devant lui, sur un couloir sombre.

« Bonjour ! On peut boire un coup ? »

Le son de la télévision était plus net, à présent. Un dialogue tendu entre deux flics, un passant tué d’une balle perdue, une histoire de bavure à mettre sous le tapis. Mécontent, Pedro frappa trois coups contre le chambranle. Aucune réaction. Rien d’autre qu’une musique nerveuse soulignant le suspens de la scène suivante.

« Je vais me servir tout seul ! » scanda-t-il dans le couloir.

Il revint sur ses pas, salivant à l’idée d’un triple whisky, mais, comme il allait pour contourner le bar, il se pétrifia et porta la main à son arme, à la vue de Luis, qui pénétrait dans le bistrot :

« Ah, Pedro ! s’exclama celui-ci, rayonnant et plutôt bien remis de son décès. Je savais bien que je te trouverais ici ! Tu sais, je viens de comprendre un truc impo… »

Stoppé net, un troisième œil perforé entre les sourcils, une giclée rougeâtre à l’arrière du crâne, il partit en arrière, les bras en croix. Pedro était un homme borné, à la gâchette facile. D’abord, il dégainait, ensuite il tirait, et, s’il avait du temps à perdre après ça, il formulait des questions :

« C’est quoi ces conneries ? »

Il marcha vers le cadavre de Luis, l’observa, le poussa du bout de sa chaussure, grimaçant, l’œil froncé et mauvais, inquiet. Pas à tortiller, c’était bien lui, avec la même chemise toute imbibée de sang. Le même regard fixe que dans la Golf.

« Hé, je sais pourtant reconnaître un homme mort quand j’en vois un. Deux fois, c’est une de trop. Navré, Luis, ça n’avait rien de personnel ! »

Inapte à résoudre ce mystère, il para au plus urgent, rejoignit rapidement la porte du fond, s’engouffra dans le couloir et fit irruption dans l’appartement. Aussitôt à gauche, un petit salon modeste, mais confortable, des canapés inoccupés  face à une télévision déroulant un générique de fin. Il passa dans la cuisine, accueilli par les glouglous et les crachotements d’une cafetière en marche, remarqua les trois couverts mis sur la table et des portions de hachis Parmentier encore toutes fumantes dans les assiettes. Personne. Il se garda bien des angles morts pour rejoindre le fond de l’appartement, visita deux chambres désertes, vérifia dans les placards, sous les lits, inspecta la salle de bains, et poussa même la porte des toilettes vides.

Perplexe, il revint sur ses pas dans le couloir, vers la salle du bistrot. A la vue de Luis, très nonchalamment accoudé au zinc, il laissa échapper un hoquet de terreur :

« C’est pas cool de tirer sur moi comme ça, Pedro !

— Qu’est-ce que…

— T’es tout pâle, mec !

— Tu ne… tu…

— Range ce flingue et sers nous à boire. »

Pedro parut saisir quelque chose en lui, une pensée dérangeante qu’il repoussa au loin d’un geste de la main gauche, mais la pensée revint, cinglante, acide comme un reflux gastrique. Ecartant les pans de son blouson en cuir, il souleva son tee-shirt, tout cartonné de sang coagulé, puis il inspecta son ventre, criblé d’impacts de chevrotine, comme autant de perforations par où la vie l’avait quitté, un peu plus tôt, avant tout ça. Au terminus d’une longue chute en lui-même, il baissa son arme et regarda Luis, qui lui souriait, pas rancunier pour autant :

« Alors, tu nous le sers ce verre ? »

 

La bouteille de whisky, posée entre eux sur le comptoir, en avait pris pour son grade. Luis et Pedro trinquèrent encore un coup. Dehors, le jour avait baissé, plus vite qu’il n’aurait dû, mais ils n’en furent surpris ni l’un ni l’autre.

« C’est bizarre, je vois pas vraiment la différence avec avant, dit Pedro.

— Un peu quand même. Le whisky a du goût, mais je suis pas sûr de sentir l’ivresse qui va avec.

— J’aurais jamais imaginé que c’était comme ça, la mort. C’est quoi cet endroit ? »

Luis haussa les épaules.

« Tu le vois bien, c’est un village.

— Mais c’est réel ?

— C’est quoi la réalité, Pedro ? »

Ils burent leur verre cul sec et Luis les resservit tous deux.

« Pourquoi on ne voit pas les gens ?

— Est-ce que tu voyais des fantômes avant ?

— Non.

— Bah, là, c’est pareil. On ne peut pas les voir parce que nous ne vibrons plus à la même fréquence.

— Pourtant, ils sont bien là, en train de finir leur verre ?

— Oui et non, à mon avis. Regarde, la cigarette est encore en train de se consumer. C’est déjà passé pour eux,  mais pour nous, c’est juste un écho lointain, une empreinte vibratoire, limitée.

— Tu me fous les jetons avec ta théorie.

— C’est pas une théorie. On est morts.

— Je sais. Je me souviens de la fusillade, de notre fuite, je pissais le sang derrière le volant, tu hurlais sur la banquette arrière… je crois que j’ai quitté la route… mais…

— Hé, t’as vu ça ? »

A l’extérieur, au lieu de sombrer tout à fait dans l’obscurité, le ciel avait adopté une teinte d’un rouge surprenant, hétérogène, parcouru de clignotements éblouissants. Luis sortit le premier, Pedro sur ses talons, son arme à la main. Tout autour d’eux, les façades aux paupières closes, repeintes comme des tentures cramoisies, semblaient liquéfiées par les pulsations.

Un peu au loin, quelque chose approchait avec bruit et fureur. Toutes sortes de hurlements, de rumeurs grinçantes, de chuchotements et de ricanements sordides, se mêlaient au tumulte, et Pedro, nerveux, dansait d’un pied sur l’autre, ne savait plus vers où pointer son arme.

« Rengaine-moi cette banane, tu es ridicule ! » s’exclama Luis.

A ces mots, précédé par d’épaisses volutes d’une fumée nauséabonde, un bus à étage, brûlant de part en part, apparut à l’angle de la place, chargé d’ombres couronnées de flammes, et s’immobilisa à hauteur des deux hommes. Dans le brasier, certaines des silhouettes tournèrent vers eux de petits yeux jaunes sans expression, tandis que les autres continuaient à hurler, gémir et gesticuler, sans pour autant faire le moindre mouvement pour quitter leur place et descendre de là. La porte s’ouvrit brusquement, libérant de grandes flammes rousses et révélant la présence du chauffeur, mi-homme mi-bête, créature de plus deux mètres, sans compter les cornes de bouc, et qui posa sur eux de grands yeux rouges terrifiants :

« C’est l’heure ! Par contre, euh… j’ai plus qu’une seule place.

— Comment ça ? On est venus ensemble ! répondit Luis, sans se démonter.

— Comprenez que là-bas, ça déborde de toutes parts, je ne sais plus où mettre les âmes ! Décidez-vous !

— Pouvez pas repasser un autre jour ! dit Pedro. Se décider, c’est bien beau, mais pour aller où ?

— Pour aller où qu’il demande ? s’exclama le chauffeur, goguenard, ce qui provoqua un fou rire général à l’intérieur du bus. On est tombé sur un comique. Bon, vous allez tirer à pile ou face, hein !

— Et l’autre, il fait quoi ?

— Hanter les lieux, par exemple ! Vous me fatiguez avec vos questions. »

C’est vrai qu’il avait l’air à bout de nerfs.

« Descendez de là, qu’on en parle tranquillement, proposa Luis.

— A quoi bon ?

— Vous dégourdir les guiboles, ç’a l’air pénible, votre boulot.

— Juste une minute, alors, sinon ma bonne femme va me passer un de ces savons. »

Une fois descendu du bus, il était beaucoup moins impressionnant, bonhomme entre deux tailles, entre deux âges, les tempes grisonnantes, obsolète dans son petit costume d’antan. On aurait dit un fonctionnaire rêvant tout debout de la retraite.

« Dites, vous auriez pas une clope, j’ai oublié les miennes.

— Sûr qu’on en a, mais on sera mieux à l’intérieur, acheva Luis, une main sur son épaule, vous prendrez bien un verre avec nous.

— C’est que… je ne voudrais pas déranger. »

 

Fiat lux

Le ciel est chargé derrière la fenêtre ruisselante, le ciel bouge en gris et blanc, et bleu par endroits, et là-bas, au-dessus de la vague des toits, juste quelques secondes, le soleil se hasarde, édulcoré, ramassé sur lui-même, pas du tout en forme de boule, un soleil grignoté, changeant, rien de stable, rien qu’une soupe dorée de lumière diffuse, une lumière qui va passer à la trappe, un halo jaunâtre dans la nuée, juste quelques secondes, puis tout un pan de grisaille le dévore sur place, l’engloutit, à plus tard le soleil.

Il s’est assis à son bureau, les pieds parfaitement à plat sur le sol, des pieds sans chaussures, avec deux paires de chaussettes, assis à son bureau, le dos bien droit, la colonne vertébrale calé dans le dossier de son fauteuil à roulettes, et il regarde par la fenêtre, il a été témoin, il a vu les nuages kidnapper le soleil, le lui ravir, le happer, il respire, inspire, expire, cherche quelque chose tout au fond de lui, qui sursaute, se tord et trésaille, s’accroche, ne s’accroche pas, et enfin lui échappe. Ses doigts attendent sur le clavier, ses doigts connaissent les lettres, chaque doigt pour un certain nombre de touches, l’auriculaire gauche pour le s, virgule de l’index droit, un majeur pour le e, l’autre majeur pour le i, mais les doigts attendent, des mains inertes, et il ne regarde plus par la fenêtre, ses yeux en plein sur l’écran de son ordinateur, qui ne montre qu’une grande page blanche, expectative elle aussi, et l’index gauche se chargera entre autres du d, du t et du r, une grande page blanche qui ne tient plus qu’à un fil, un seul mot suffira pour l’achever, un mot contenant l’avalanche de tous les mots, mais les mots attendent aussi, ce sont les mots qui feront bouger les doigts.

Maintenant, subrepticement, à peine le temps d’y penser, le soleil tente, le soleil a tenté, une ultime percée, comme s’il s’était soudain dressé sur la pointe des pieds depuis l’autre côté de l’horizon, puis plus rien, grosse déception des fils de Ra, un deux trois plus de soleil, la pluie, décidément, la pluie ne sera pas pour demain, c’est bel et bien aujourd’hui qu’elle va tomber, qu’elle tombe, qu’elle est tombée, elle va tout rincer et lessiver, gorger la terre des champs, récurer, noyer la petite ville, laborieusement, avec application, la petite ville qui tremblote derrière la fenêtre,

Nichée dans son ventre, c’est une forme de mémoire solaire, une énergie hautement renouvelable, qui met ses doigts en mouvement, et le clavier cliquète, neuf doigts qui pianotent, le pouce gauche en grève, inutilisé, mais qui se dresse de temps à un autre pour libérer, accompagner le mouvement de ses frères.

Ciel, il y a de ces silences !

Il y a.

Des silences qui n’en sont pas et des silences qui le deviennent. Il y a des bouts, des morceaux, des copeaux, des débris de silence, des silences en lambeaux, des atomes, électrons, poussières, nanoparticules de silence. Il y a des silences à la morgue, des silences à la coque, des silences sur le plat, des silences brouillés, floutés, faussés, mal transmis, réécrits. Des palimpsestes de silence. Il y a des silences venus en nombre, en catimini, des silences en ombres chinoises, des silences marchant sur des œufs. Des silences assourdissants, des silences manquant de style, de classe, des silences sans gêne, des silences en toc, bon chic bon genre, en simili-silence, des silences de contrefaçon. Il y a des silences en goguette, des silences en embuscade, en équilibre incertain, des silences funambules, des silences levés du pied gauche, des silences de Charybde en Scylla.

En voici d’autres qui avancent à visages couverts, des silences tirant dans l’ombre les fils de pantins élus au suffrage universel. Et il y a des silences partis sans laisser d’adresse, des clones de silence, des OPA sur le silence, des silences mis aux enchères, des silences de premier plan, des silences en voie d’extinction. Il y a même des silences dont vous êtes le héros. Des silences de saison, des silences de raison, des trésors de silence, des silences d’exception, des silences mais comment tu fais.

Il y a des silences qui n’ont rien à dire, des silences qui ont déjà tout dit, des silences qui préfèrent s’asseoir parce que trop c’est trop, des silences qui préfèrent se dresser parce que trop c’est trop. Voyons un peu les silences totalement à l’ouest, en orbite, les silences panoramiques, les silences comiques, les silences paranoïaques, les silences sans voix, qui ne pipent mot, et les silences qui feraient mieux de se taire. Il y a. Oui. Des silences privés de toute noblesse d’âme, des silences d’une aigreur, d’une cruauté, d’une laideur, on ne vous dit que ça, des silences de dernière minute, des silences trafiqués au montage.

Il y a des silences qui marchent main dans la main, des silences qui avancent en pleine lumière. Il y a des silences dans l’air du temps, des silences dans le sens du vent, des silences tête en l’air, des silences dans le poison qu’on respire, des silences qui vous retiennent à dîner, à méditer, à rêver, qui vous retiennent à vivre. Des silences en veux-tu en voilà. Il y a aussi. Il y a. Des silences en détention, placés à l’isolement, des silences libérés sur parole, des silences en béton armé, des silences à marée basse, des silences insonorisés, ignifugés, des silences ayant fait fortune dans le non-dit, des silences sans sucre ajouté, des silences saucissonnés, des silences commis d’office, des silences de parloir, de train-couchette, des silences : emballé c’est pesé, des silences d’innocents livrés aux fauves ,des silences plaidant coupable, des silences en filigrane, en surface, des superlatifs de silence, des silences implorant des pardons, des silences qui n’ont plus de nom, mais des numéros nourrissant des bases de données, silencieuses et glaciales.

Il y a. Des silences réunis en conclave, des silences en tête-à-tête, en conciliabule, des silences friands de bruits de couloir, des silences à l’autre bout du fil, des silences éventés, des silences en instance de divorce, affiliés au RSI, des silences vivant du RSA, des silences vivant avec moins que ça, des silences de moins que rien, des silences criant famine. Des silences qu’on ne veut pas voir en face, des silences atteints de cécité, des silences qui ne donnent plus signe de vie. Il y a des silences d’avant les bombes, des silences noyant les tombes, des silences passés ad patres. Des silences jamais revenus d’entre les morts.

Des silences avant la magie, des silences après Mozart, des silences pendant l’entracte. Il y a. Il y a des silences bouche bée ou bouche cousue, des silences ayant donné leur langue au chat, des silences extatiques, frénétiques, des silences perplexes, des silences bon public, des silences en partance, des silences en partage, des silences de bric et de broc, des silences extorqués. Il y a des silences complices, des silences les yeux dans les yeux et il y a des silences passés maître en duplicité, des silences à abattre, des silences à combattre, dynamiter, pulvériser. Des silences à choyer, chérir, protéger. Il y a des silences gratuits, ceux qui n’ont pas de prix, des silences en solde. Il y a les silences payés pour ça et ceux qui ne paient rien pour attendre. Il y a de soi-disant silences, des silences relatifs, de réputation, des silences sur commande, satisfaits ou remboursés, des silences compulsifs, des silences charismatiques, des silences à vomir, des silences if you want to, des silences reconnus comme tel, des silences privés de dessert, des silences sans terminus, des silences dans le journal, dans le journal de Claire Chazal, et, dans l’hémicycle déserté, des silences de députés brillant par leur absence. Il y a des silences bleus, saignants, à point ou trop cuits, et des frites à emporter. Des silences qui n’en reviennent pas de leur chance, avec du ketchup, please. Des silences calculés, remâchés, des silences sens dessus dessous, mal digérés, des silences impromptus, mis en perspective, des silences sans escale, insoupçonnés, des silences rougissant de honte, frappés de mutisme, des silences censurés, gênants, entendus, consentis, exaltants, déroutants, des silences forcés, des silences de repli, des silences pareils à des plaies que rien ne cicatrice, des silences toxiques, des silences arsenic, des silences de destruction massive et des silences ayant perdu le Nord, le Sud et tout le reste. Aussi des silences racontés, répétés, ressassés, transformés à l’envi, des silences sensés, des silences censés savoir ce qu’est le silence, des silences qui nous écoutent, nous scrutent, nous épient, nous calculent. Des silences qui en cachent d’autres, lesquels en appellent d’autres encore et, parmi ces derniers, il y a ceux qui répondent et ceux qui se taisent.

Il y a des silences de pleine lune, des silences d’étoile filante, des silences de Voie Lactée, des silences quantiques, des cantiques du silence. Il y a, je vous jure que si, des silences forçant l’inspiration, forçant l’admiration, des silences forçant des barrages. Des silences promis, des silences de compromission et des promesses de silence. Il y a des silences absolus, décomplexés, des silences d’insomnie, des silences m’as-tu vu, des silences t’ont-ils ôté ta toux, des silences qui passent inaperçus, des silences chapeaux pointus. Des silences c’est pour mieux te manger, mon enfant. Il y a les silences qui s’échangent, les silences qui s’achètent, ceux qui se donnent et ceux qui se prêtent, et ceux qu’il faut rapporter à la consigne après usage. Des silences qui passent les bornes, des silences de peu de foi. Des silences entre copains, autour d’un bon feu de joie, des silences touchant au cœur des choses, des silences d’oiseaux en plein vol.

Des silences d’oubliettes, des silences à chaque coin de rue, des silences jetés à la rue, des silences qui font la manche, des silences qui font la pute, des silences qui font la différence, des silences qui font dans l’ignorance, la manigance, le grand-banditisme institutionnalisé. Des silences un-deux-trois soleil. Il y a des silences qu’on garde jalousement, ceux qu’on attend, ceux qu’on espère, des festins, des orgies de silence, oui. Oui. Et puis. Il y a. Des silences de quai de gare, des silences passant sous des tunnels, des silences de promiscuité, et des silences de villes mortes, d’usines désaffectées, des silences ayant tout laissé, tout abandonné, des silences de solitude sourde, de lassitude, de déréliction. Des silences d’état-major. Des silences après quoi plus rien ne repousse. Des silences qui ne dorment plus que d’un œil. Des silences que plus personne n’entend. Des silences qui n’auront pas le bon Dieu sans confession. Des silences craignant pour leur vie. Des silences d’ici et d’ailleurs. Des silences d’ici et maintenant. Des silences stratosphériques, des silences en profondeur, des silences en apparence, superficiels, qui font semblant, des silences d’apnéistes. Il y a des silences de textes sacrés, des silences ésotériques, des silences se réunissant à huis-clos. Des silences d’hommes et de femmes en prières, d’hommes et de femmes en pleurs, des silences d’enfants disparus, massacrés, rayés de la liste des vivants. Des silences à vous refiler la nausée. Des silences à venir, des silences d’une tristesse, des silences d’une seule traite, des silences en conscience. Des silences d’isoloir, des silences comminatoires, de Damoclès ou de Tantale, des silences qui perdent espoir, des silences de commisération.

Il y a. Il y a aussi. Des silences rien qu’entre nous.

Des silences de salle d’attente, des silences de scanner, des silences de médecin. Il y a des silences de pacotille et des silences de luxe, des silences sur mesure, achetés chez le tailleur, des silences d’orfèvres, des silences à vingt-sept carats, des silences roulant en Mercedes-Benz, des silences d’opérette, des silences d’apparat, des silences de confort dans lesquels on se vautre, des silences de sirène auxquels on ne reste pas sourd, des silences qui s’appellent reviens, des silences démesurés, des silences entre les mots, entre les notes, des silences entre parenthèses, des silences le cul entre deux chaises, des silences inspirant des discours, des silences comme sujet de thèse, des silences peuplant le vide, des silences vidant le trop plein, des silences passés sous silence.

Il y a des silences de mouche, de rat, de loup, de chien, des silences pendus haut et court, des silences de chaises électriques, des silences encagoulés. Il y a des silences où passent des anges, des silences cosmiques. Des silences d’avant l’orgasme. Des silences d’après le déluge. Il y a des silences ne manquant pas d’humour, des silences entre la blague et le rire, des silences après une bad joke, des silences à double ou triple fond, des silences en série, des rafales de silence, des silences de fusillés, et des silences tu verras tu verras, des silences tout recommencera. Des silences noirs comme des nuits blanches, des silences plein de bruits et de fureur, des silences à ne plus savoir qu’en faire, la bouche pleine de silences, des silences yeux d’armes à feu, des silences à qui on ne la fait pas, vraiment pas, des silences de crépuscule, des silences de soleil couchant, des silences pousse-toi de là que j’y mette. Aussi des silences comme un gant jeté en pleine face. Il y a des silences obsolètes, hors-service, bons pour la casse, des silences classés secret défense.

Mais ce n’est pas tout, il y a des silences d’océan de plastique, des silences de désert en marche, des silences de banquise partant en jus de boudin, d’écosystèmes partant en couilles, des silences de marée noire, des silences E400 machin chose, des silences d’industries pharmaceutiques, des silences de liasses sonnantes et trébuchantes, des silences de fabricants d’armes, des silences de gaz sarin et de napalm. Une chance, il y a des silences comme des baisers, comme des caresses, comme des silences d’amour. Il y a des silences en substance, des silences en puissance, mais aussi des silences rentrés, ravalés, des silences de révolte qui gronde, grouillant de ressentiments, des silences piétinés par le mensonge, des silences épris de liberté et de justice, des silences qui n’ont pas dit leur dernier mot.

Des silences de bon aloi, de mauvaise foi, de réputation douteuse, des silences de monologue intérieur. Il y a. Il y a. Il y a des silences de ministres, des silences de multinationales, des silences de lobbyistes, des silences d’empoisonneurs connus de tous, des silences exfiltrés, passés entre les mailles du filet. Des silences de cerveaux disponibles, des silences de Panurge, des silences têtes basses, des silences détournant le regard, des silences de têtes de poissons morts. Il y a des silences de dessous de table, des silences de collusion, des chantages au silence, des silences de passe-droit, des silences d’attaché-case passés d’une main à l’autre, remplis de petites coupures, des silences escortant des silhouettes en manteau de vison, des silences réservés aux plus hautes sphères, des silences qui amassent, qui ramassent, qui entassent, des silences de comptes off-shore. Des silences condescendants, l’empathie connait pas, des silences aériens, lointains, contents de leur sort, des silences ravigotés, rassasiés, des silences j’ai la peau du ventre bien tendue, des silences qui ne se séparent jamais des dents longues de leur sourire.

On a prélevé des soupçons, des pincées, des lichettes de silence et on a lutté contre des silences carré d’as, des quintes flush de silence, des complots du silence, des silences rhétoriques, algébriques et ça fait un grand bang quand on franchit les murs du silence. Il y a. Il y a des. Des vœux de silence, des silences allant seuls, des monstres de silence, des silences de foire, de Saint Glinglin, des silences de linceul, des silences avortés, morts nés, frappés d’apoplexie, des silences asphyxiés et des liens, des nœuds, des chaînes de silence, des entraves, des camisoles de silence. Des silences qui disent oui, des silences qui disent non, des silences Jacques a dit et des silences qui disent non une deuxième fois. Il y a des silences ça tourne, des silences qui n’ont pas bien appris leur texte, des silences taiseux ou rusés, ou bien usés jusqu’à la corde, taciturnes, rapiécés, parodiés, régurgités, des silences estropiés, répudiés. On trouvera aisément des silences kafkaïens, des silences bureaucratiques, des silences alambiqués, assermentés, des hiérarchies d’un silence écrasant, des silences de cassation, des silences de petits chefs, des silences rappelez la semaine prochaine, des silences nous sommes au regret de vous informer que.

Il y a des silences expectatifs et des silences qui se pressent, des stars internationales du silence et des silences restés sur la touche. Des silences terre à terre, conformistes, revanchards, des silences qu’on laisse à d’autres, des silences de guerre lasse, d’après le marchand de sable et des silences de pissenlits mangés par les racines, des silences de plomb changé en or, des silences à l’unisson.

Des silences de Narcisse se mirant dans l’eau du ruisseau. Des silences venus incognito et que personne ne remarque, invisibles à l’œil nu. Il y a des silences durant depuis des lustres, donc depuis trop longtemps, des silences cadenassés, cryptés, des silences comme des fardeaux, reçus en héritage, et des silences qui sont si bons qu’on en redemande, des silences en or massif, des silences en vrac, des silences placés en gage, il y en a même qui sont cotés en bourse. Des silences d’occasion, de circonstance, condamnés par contumace, des silences vivant par procuration, des silences sans queue ni tête, des silences qui n’ont vraiment aucune conversation, des silences passanducoqualanisés. Il y a aussi des télescopages, des carambolages, des enchevêtrements, des montagnes, des tonnes, des foules de silence, des silences en liesse, des meutes, des hordes de silence, des silences qui se ramassent à la pelle, des torrents de boue et de silence. Il y a des vrais-faux silences, des silences qui ne jouent pas franc-jeu, des silences qui passent ensuite, des silences qui passent après, des silences qui n’auront jamais leur tour, des silences qu’on passe à la trappe, des silences transfuges, apatrides, renégats, réfugiés, des silences clandestins, des silences sans destin, des silences de résistance, des silences en exil, des silences déportés, jamais revenus, des labyrinthes de silence, des silences en cul-de-sac, des bloody fucking silences, buddy ! Des raccourcis vers le silence, des silences dont on nous rebat les oreilles. Des silences, des silences post-sismiques, post-apocalyptiques, d’Hiroshima, mon amour, des silences de train sans retour, des silences de chambre à gaz, des silences qui imposent le silence. Il y a des silences deux points ouvrez les guillemets, des silences d’exclamation, d’interrogation, des silences en points de suspension, qui traînent de la patte, des silences promenés en laisse, des silences à jambe de bois, qui cherchent leurs chiens, des silences n’ayant ni Dieu ni Maître, des silences radio, des silences Made in Heaven, des silences qui papotent, des silences qui complotent, des silences qui gigotent, qui gigotent encore, des silences qu’il faut donc achever, des silences planifiés de longue date, des silences qui attendent Godo, des silences à la Buster Keaton, des silences frappés au coin du bon sens, des silences de sans-papier, des silences au faciès, des silences qui tournent au vinaigre, des silences de clown triste. Des silences à tirelarigot, à la sauce gribiche, à la mode de chez nous, des silences à la va comme je te pousse. Il y a, et il y a des germes, des graines, des pousses de silence, des forêts de silence, des potentiels de silence. Il y a des silences où l’on s’enlise, des silences où l’on s’attarde, des silences qui vous détruisent, des silences qui nous réjouissent. Il y a des silences qui passent à table, des silences affables, des silences qui jouent les balances, des silences armés jusqu’aux dents, coupant comme des rasoirs. Il y a des silences qui ne veulent plus en finir, des silences muselés, condamnés, réduits au silence, Des silences qui inspirent, qui animent, qui transportent. Des silences qui renaissent de leurs cendres, prêts à chanter et à vibrer.

Il y a les silences que je n’ai jamais dits, les silences que je n’ai jamais tus, jamais susurrés, les silences dont je n’ai jamais rien su, les silences que je n’ai jamais confiés, repris, partagés, endurés. Les silences que je n’ai jamais mis au jour, jamais ensevelis, les silences que je n’ai jamais voulus, les silences qui ne me veulent que du bien et que j’ai du mal à atteindre. Il y a le silence du matin, du jour, du soir, le silence de la nuit, le silence du sommeil. Le silence qui rêve en silence. Le silence de la patience, le silence de l’espérance, de l’enfant qui dort, le silence de l’espoir à ne jamais remettre au lendemain, le silence du cœur qui chante, le silence qui viendra après mes mots, des mots qui me verront crever avant que je me taise.